jeudi 29 juin 2017

Méditation II - le cadre théorique

L'expérience seule ne suffit pas.
Il faut comprendre.
Si on voit sans reconnaître,
c'est comme si on avait pas vu.
Or pour comprendre,
il faut passer par des concepts (vikalpa)
qui permettent d'atteindre une certitude (nirvikalpa -
car ce mot désigne d'abord un état de certitude, dépourvu d'hésitation, plutôt qu'une absence pure et simple de pensées).



Et pour cela, il faut une théorie, une vision d'ensemble.
La pratique prépare cette vision, débouche sur elle,
l'exerce, la confirme et l'approfondit.

Quelle est cette vision ?
La voici, résumée en quelques mots :

"Rien de ce dont (j'ai) conscience
n'est séparé de la Lumière consciente.
Et la Lumière consciente 
n'est pas séparée de la Pensée (vimarsha, shakti).
Et la Pensée n'est rien d'autre
que mon essence, "je".
Je suis la Pensée "je",
l'unique conscience."

(cité par Shivopâdhyâya dans son Explication du Vijnâna Bhairavatantra 137)

L'originalité de cette philosophie de la Reconnaissance, 
- de la philosophie
du shivaïsme du Cachemire donc - 
par rapport aux formes de méditation 
du bouddhisme ancien et de ses équivalents hindous (comme la philosophie
de Patanjali), est d'affirmer que la Pensée est inséparable de la Lumière,
de l'Existence (sattâ), disons de "ce qui est", personnifiés respectivement
par Shiva et Shakti, le Dieu et la Déesse.

Pour le philosophe à l'origine de cette formulation, Outpaladéva,
dire cela fut audacieux.
Car dire que le Principe (tattva) est Lumière consciente (prakâsha),
cela tout le monde l'admet, tant les bouddhistes que les hindous.
Mais ajouter que le cœur vivant de cette Lumière est Pensée,
c'est d'une audace inouïe !
Et d'ailleurs, cela reste audacieux aujourd'hui encore.
Pensée !?!
La pensée n'est-elle pas l'ennemi du bonheur ?

En sanskrit, la Pensée, c'est vimarsha,
que Lilian Silburn traduit par "prise de conscience",
que d'autres (dont moi) ont rendu par "représentation" ou
"réalisation". Et bien d'autres traductions... 
Cette variété traduit peut-être un certain embarras.
Car Vimarsha est d'ordinaire synonyme de vikalpa,
"construction conceptuelle" qui égare l'ego imaginaire
dans des mondes non moins imaginaires.
Pourtant, le fait est : tous les dictionnaires confirment
que vimarsha signifie "pensée", et même "jugement" !
Argh, malheur !!!
Le Tantra, temple des adeptes du 
"penser moins pour sentir plus",
serait donc une sorte d'hyper intellectualisme à la Hegel ?
Le culte de la divine Shakti cacherait-il 
une insupportable idolâtrie du concept ?
Mais comment est-ce possible ? 
J'ai du me tromper quelque part...
Ou bien peut-être le "professeur" Dubois écrit-il cela
parce qu'il n'est qu'un intellectuel incurable ?

Rassurez-vous, je vais très bien.
Mais cette Pensée est là, dans cette philosophie,
c'est un fait aussi avéré que deux et deux font quatre.

Et rassurez-vous encore,
Outpaladéva ne veut pas dire que toute conscience
est naturellement et nécessairement parasitée
par ces voix qui nous hantent
et qui sont la principale cause de nos troubles.

Non, il distingue vimarsha de vikalpa.
Vikalpa est une sorte de vimarsha, certes.
Le langage (les mots, les signes aussi)
sont une forme de la Pensée, sa forme la plus extérieure.
Mais pas toute sa Forme.
Car il y a une Pensée d'avant les mots,
une Pensée sans mots.
Et cette Pensée sans mots,
nous l'explorons dans la pratique 
appelée "méditation".
La Pensée est aussi appelée "intuition"
ou "intelligence intuitive" (pratibhâ) et
"réflexion", "synthèse" (anusamdhâna), entre autres.
De plus, vimarsha suggère aussi le ressenti,
mais le ressenti qui apprécie, qui se délecte,
qui "réalise", qui reprend.
Prakâsha est un fait, ce qui se présente, la manifestation, l'apparence.
Vimarsha est interprétation, regard, appréciation, estimation, jugement, impression, "identification de soi à", "se prendre pour", avec tout ce que cela implique de possibilités, dans le pire (l'esclavage de soi) et dans le meilleur (le dépassement de soi).

[un parallèle, en passant :
prakâsha (Shiva donc) correspond à shamatha :
vimarsha correspond à vipashyanâ,
à creuser :)]

Voilà le cadre théorique et sa pratique.
Tel est l'un des points de divergence entre 
la méditation du shivaïsme du Cachemire,
aussi appelée "méditation de Bhairava" (bhairavamudrâ),
et les méditation bouddhistes et patanjaliques (désolé),
lesquelles, sans rejeter la pensée (indispensable pour vipashyanâ et viveka,
la vision et le discernement), ne vont pas jusqu'à en faire une
énergie inhérente au Principe.

Une fois ce cadre assimilé, en gros,
j'acquière une certitude ("je suis conscience, tout est en moi")
qui me donne de l'assurance, une sérénité de fond,
qui m'aide ensuite dans ma pratique
du silence intérieur,
ou la Pensée se purifie elle-même,
revenant et redécouvrant sa
fluidité.
L'eau et la glace :
de la glace à l'eau.
Le mental, attention fragmentée (en plein de petits glaçons)
redevient conscience ample,
pleine conscience.
Limpide.
...

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