jeudi 19 avril 2018

Le cœur et la tête sont-ils incompatibles ?

Raisons et sentiments, raison contre sentiments...
une vieille guerre.

Raison ou sentiments ?


Doit-elle continuer jusque dans la spiritualité ?
Selon l'opinion qui prévaut aujourd'hui, oui.
L'intellect, la raison, sont systématiquement décriés,
en faveur du sentiments, du ressenti.

Ceci ne date pas d'hier.
Ecoutez ce qu'en dite madame Guyon, grande mystique et maître spirituel du XVIIe siècle, et qui a inspirée, entre autres, Lilian Silburn. Elle dit ceci à ses disciples, au soir d'une longue vie dédiée à l'oraison du cœur :

"Ce que je désire, mes enfants, est que vous soyez simples à l'oraison, sans multiplicité de discours, afin que Dieu, qui verse son Esprit sur le simple, soit lui-même votre prière : simples de pensée, les laissant tomber et ne les admettant point, simples d'esprit, n'ayant qu'un seul regard en Dieu" (Discours spirituels, I, p. 240, choisis par D. et M. Tronc, Editions du Carmel)

Dans cette perspective, elle lit le récit de la Genèse comme une chute dans la tête. Avant de goûter au fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, il n'y avait ni bien ni mal. Adam et Ève étaient comme des enfants, sans conscience d'eux-mêmes, sans image d'eux-mêmes, sans aucune réflexion ni retour sur soi. Selon elle, la conscience d'être est la première pensée, la première réflexion et donc le premier pas vers la déchéance. Car Dieu est une immensité simple, absolument sans qualités. 

Et la voie pour revenir à l'unité, à l'harmonie avec le Tout sans nom ni forme, c'est justement l'inverse : la simplicité, l'abandon de toute réflexion, de toute image, de tout attachement. C'est la pratique de l’oraison de simple regard où, comme un enfant, la tête démissionne en faveur du cœur. Madame Guyon avait d'ailleurs crée une sorte d'"Ordre" secret de l'Enfant-Jésus.

"Soyez comme des petits enfants" : tel est son message, et tel est le message de la spiritualité contemporaine. Il faut dire que nous vivons dans un environnement de plus en plus rapide et stimulant. L'attention est dispersée, fragmentée, déracinée, emportée, exilée...d'où une sensation de mal-être.

Mais cette solution - le suicide intellectuel - est-elle vraiment une solution ?

Premièrement, il est impossible de ne pas penser. De ne pas réfléchir. De ne pas juger ("Untel n'est pas dans le jugement" c'est encore un jugement), de ne pas être conscient. De fait, qui peut vivre sans penser ? Car tout se passe comme si conscience et pensée étaient inséparables. Certes il y a des intervalles, des moments de calme. Mais la conscience est un océan, et l'océan n'est jamais sans vagues, dit Abhinava Goupta, le grand sage du shivaïsme cachemirien du Xe siècle. Voilà pourquoi, dans cette philosophie tantrique, on dit que l'être est animé par e pouvoir de penser (vimarsha), de juger, d'estimer. Et on ajoute que ce pouvoir est à la source de tous les langages. 

D'un autre côté, si la conscience est source et base de tous les souffrances de la vie, de la vieillesse, de la misère, de l'incessant bavardage intérieur, des délires de l'imagination, alors on est peut-être en droit de se demander si la conscience n'est pas le malheur de l'homme. Plus que dans le ressenti (qui est déjà conscient, articulé et "mental" en ce sens), il faudrait réaliser que la conscience elle-même, en ses facettes mentales, conceptuelles ou perceptuelles, est l’illusion fondamentale et la racine de toute souffrance. Dans ce cas, il nous suffit de vivre avec la croyance commune que la mort débouche sur le néant : alors, nous serons délivrés. En attendant, nous pouvons vivre en réalisant que toute expérience est une illusion, que la conscience est un accident de la matière-énergie, une fausse note dans le silence cosmique. 

Cependant, même dans ce cas, je ne cesserais pas de réfléchir. 
Mais est-ce si douloureux ?
Est-ce la réflexion elle-même qui me fait souffrir ? Ou bien est-ce le manque de réflexion ? Ou bien le fait de mal réfléchir ? Peut-être que penser s'apprend ? 
D'autre part, il me semble qu'il faut distinguer entre le bavardage mental "les pensées", la radio intérieure qui parasite notre expérience ; et la réflexion : penser, raisonner, s'interroger. 
Or, si les pensées sont en effet une nuisance, on peut s'en débarrasser en cultivant le silence intérieur. 
Mais pourquoi faudrait-il cesser à jamais de réfléchir ? C'est inutile et, de toutes façons, impossible.
Nous sommes donc vouer à mûrir et à accepter notre conscience, notre intelligence. 
Une certaine culture a rejeté le corps pendant des siècles au nom de l'intellect.

Mais pourquoi aujourd'hui tomber dans l'excès inverse, et vouloir cette amputation de l'intellect ?
Ou serait une forme de jalousie ? De frustration ? De dépit ? Peut-être que les gens se disent qu'ils sont trop nuls intellectuellement. Et donc, ils sont tentés d'adhérer à des discours qui méprisent l'intellect, afin de sauver la face et de vivre en paix avec ce qu'ils croient être leur imbécillité, leur manque de capacité de compréhension, de mémorisation, etc. 

C'est peut-être vrai pour les débiles profonds. Mais pour les autres, je crois que c'est une erreur. Le corps peut s'assouplir, se muscler, s'alléger, grâce à la nourriture et la manière de respirer, par exemple. Alors pourquoi n'en n'irait-il pas de même pour l'intellect ? Je suis convaincu qu'au contraire, l'intellect est un outil qui se travaille. Sa base est le langage : on peut enrichir son vocabulaire, fluidifier sa syntaxe, en lisant et en écoutant des gens qui savent parler ; mais la base de l'intellect est aussi le corps : à l'origine, le yoga est censé purifier l'intellect, c'est-à-dire améliorer notre concentration, notre indifférence aux conditions extérieures (bruit, chaleur, froid, faim, soif, petites douleurs et autres distractions). 

De plus, j'observe que les "maîtres spirituels" qui dénigrent l'intellect le font le plus souvent dans l'idée de décourager tout esprit critique. C'est un stratagème - cousu de fil blanc à mes yeux - pour se défendre contre toute remise en question et avoir le terrain libre pour manipuler leurs ouailles (qui certes sont complices de leur propre égarement).

Et grâce à l'intellect, nous sommes capables de comprendre. De parvenir à des certitudes. Nous ne dépendons plus de nos ressentis, de nos humeurs, de nos impressions. Une lumière brille, une clarté qui n'est pas soumise aux circonstances.

Cela est-il incompatible avec le cœur ?
Mais pourquoi donc ?
Je fais l'expérience du contraire.
Un temps d'oraison de silence, immobile, durant lequel mon être s'ouvre au ressentir du cœur,
au sentiment d'être relié à tout, apaise mon corps et mon mental. Du coup, je réfléchis plus finement. Les pensées (les mots intérieurs) sont moins envahissants, mais plus vrais, plus forts, plus clairs.
Donc non, je ne vois nulle incompatibilité.
Au contraire, je vis une complémentarité du cœur et de la "tête". 

L'amour et la connaissance sont les deux ailes de l'oiseau de l'âme.

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