jeudi 30 septembre 2010

Être et apparaître

Hiérarchie des règnes de la nature selon Charles de Bovelles, inspiré par Nicolas de Cues


La pensée présuppose la distinction entre la réalité et l'apparence.
Le plus souvent, on en vient alors à valoriser l'être, la réalité au-delà des phénomènes et ceci au dépend des apparences. Cette transcendance est sans doute nécessaire, car je suis espace conscient, néant accueillant les formes.
Cependant, l'apparence ne doit-elle pas aussi exprimer l'essence ? Un être sans apparences adéquates n'est-il pas inachevé ? La perfection ne consiste t-elle pas dans une parfaite harmonie de l'être et de l'apparence ?
Grandes questions qui, en Orient comme en Occident, ont engagé bien des pistes de réflexion. Ainsi, le tantrisme, bouddhique ou shivaïte, considère que l'homme n'est pas complet tant que son apparence n'exprime pas son essence, tant que la forme n'incarne pas parfaitement le Sans-formes. Le chemin de la perfection répondrait alors à cette dialectique ternaire : homme identifié au paraître, oublieux de son être ; puis éveil à l'être au-delà de toute apparence, transcendance ; et, enfin, achèvement d'une forme informée par le Sans-formes.
Les "corps formels" du bouddhisme du Grand véhicule répondent à cette exigence. De même les "corps de science" ou corps mantriques du shivaïsme.
En Occident, le Christ n'est-il pas la synthèse de tous les opposés, donc de la réalité et de l'apparence ? Nicolas de Cues et son lecteur Français, Charles de Bovelles, ont improvisés encore et encore sur cet "Art des opposés" :

"Une chose achevée est en effet celle qui est ce qu'elle paraît et qui paraît ce qu'elle est"
(Le Livre du sage, p. 44, trad. P. Magnard, Vrin).

Toutefois, les avis divergent sur la manière d'actualiser cette adéquation. Le tantrisme et l'occultisme sont tentés par le pouvoir de la technique : il existerait une méthode pour réintégrer ou transmuter l'apparence, lui redonnant ainsi le visage vrai de l'être.
D'autres, mystiques quiétistes, ou peut-être encore plus épris de liberté et, par-là, davantage méfiants vis-à-vis de toute dépendance à une technique, croient que l'éveille à l'être est nécessaire et suffisant. L'apparence suivra, aussi naturellement que l'aimant attire le fer.
De fait, l'espace vide que je suis ici, au centre, capacité de toutes les formes, est peut-être le mieux situé pour actualiser tout ce qui doit l'être. En effet, je constate que : 1) il n'existe pas de distance entre les formes et l'espace conscient sans formes ; 2) voir cet espace rend aux formes leur lustre, leurs couleurs et affine leurs contours ; 3) ce qui surgit de cet espace - conscience, sensations, souvenirs, désirs, formes - est imprévisible, et que cela fait tout l'émerveillement de la chose. D'où je conclue pratiquement que toute méthode serait un obstacle à ce jaillissement, à cet art qui, tout en progressant sans doute, est pourtant achevé à chaque instant. Si pratique il y a, c'est d'abandonner toute pratique. Si volonté de progrès il y a, c'est une volonté de s'abandonner. Pourvoir par son entendement à la perfection est peut-être empêcher la Providence.
Et, finalement, je crois que je me méfierais, moi-aussi, de tout art humain qui, telle la grenouille, voudrait se faire plus grosse que le bœuf, alors que, comme Vision, j'embrasse déjà tout ce qui se présente.

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